Mise en contexte
Des chercheurs de Columbia University jette une ombre sur Polymarket, la plus grande plateforme de marchés de prédiction décentralisée. L’analyse de plus de deux ans de données on-chain révèle qu’environ 25% du volume de trading historique de la plateforme proviendrait de wash trading. Il s’agit d’une pratique où des utilisateurs achètent et revendent rapidement les mêmes contrats, souvent à eux-mêmes ou via des comptes coordonnés, sans prendre de réelle position de marché. Cette manipulation artificielle a varié considérablement dans le temps. Elle a atteint un pic alarmant à près de 60% du volume hebdomadaire en décembre 2024 avant de redescendre à environ 5% en mai 2025, puis de remonter à 20% début octobre. Les marchés liés aux élections et aux sports ont été les plus touchés, avec certaines semaines affichant plus de 90% de transactions suspectes.
Les quatre co-auteurs de l’étude, dont les professeurs Yash Kanoria et Hongyao Ma de Columbia Business School, Rajiv Sethi de Barnard College et le doctorant Allen Sirolly, ont développé un algorithme détectant ces comportements en analysant la fréquence des positions ouvertes puis immédiatement fermées, particulièrement entre wallets présentant les mêmes patterns. L’équipe a identifié des réseaux complexes incluant un cluster de plus de 43 000 portefeuilles générant près d’un million de dollars de volume. Principalement à des prix inférieurs à un centime, presque entièrement flaggués comme wash trading.
Les mécanismes structurels qui facilitent la manipulation
L’étude pointe plusieurs caractéristiques de Polymarket qui rendent la plateforme particulièrement vulnérable au wash trading. Premièrement, l’absence totale de frais de transaction permet aux traders de multiplier les allers-retours sans coût. Deuxièmement, la plateforme ne requiert aucune vérification d’identité KYC, permettant à un seul individu de créer et contrôler des dizaines voire des milliers de wallets pseudonymes. Troisièmement, l’utilisation du stablecoin USDC facilite le recyclage rapide du capital entre multiples comptes. Les chercheurs ont observé des cas où des traders passaient des contrats à travers des dizaines de portefeuilles en succession rapide, parfois en acceptant délibérément des positions perdantes pour créer l’apparence de transactions légitimes.
Malgré cette activité intense, la plupart des wallets suspects n’ont généré aucun profit réel. Cela suggère que l’objectif n’était pas financier mais visant plutôt à maximiser les chances d’obtenir des récompenses futures. Le fondateur de Polymarket, Shayne Coplan, a en effet évoqué à plusieurs reprises la possibilité d’un airdrop de token POLY. Les pics de wash trading correspondent souvent aux rumeurs concernant ce token potentiel plutôt qu’aux actualités des événements sous-jacents. Cette dynamique crée une incitation perverse où les utilisateurs manipulent artificiellement leur volume pour se positionner favorablement lors d’une future distribution de tokens.
La crédibilité des marchés de prédiction remise en question
Cette révélation intervient à un moment critique pour Polymarket qui vient de recevoir un investissement massif de 2 milliards de dollars d’Intercontinental Exchange, propriétaire du NYSE, valorisant la plateforme à environ 8 milliards. La société serait également en discussions pour lever des fonds supplémentaires à une valorisation de 12 à 15 milliards. Ces chiffres reposent en partie sur les volumes de trading impressionnants affichés par la plateforme. Si un quart de ce volume est artificiel, cela remet en question la légitimité de ces valorisations astronomiques. Par ailleurs, Polymarket prépare son retour officiel sur le marché américain après avoir acquis l’exchange régulé QCEX pour 112 millions de dollars, suite à la clôture en juillet 2025 des investigations du Department of Justice et de la CFTC.
Les chercheurs de Columbia soulignent que le wash trading ne rajoute ni liquidité ni information au marché, ce qui sape la promesse fondamentale des marchés de prédiction : refléter la sagesse collective de participants réels. Yash Kanoria exprime l’espoir que Polymarket accueillera positivement ces conclusions et distinguera désormais le volume authentique du fictif. Cependant, la plateforme n’a fourni aucun commentaire au moment de la publication de l’étude. Cette absence de réaction contraste avec l’urgence du problème, d’autant que le wash trading constitue une forme de manipulation de marché illégale dans les systèmes financiers traditionnels. Une étude de 2022 avait déjà révélé que 70% du volume sur les exchanges crypto non régulés provenait de wash trading, altérant drastiquement les classements des plateformes.
En bref
L’étude de Columbia University expose une réalité dérangeante. Les marchés de prédiction décentralisés, malgré leurs promesses de transparence et d’efficacité, restent vulnérables aux mêmes manipulations que les marchés traditionnels, parfois de manière amplifiée par l’anonymat blockchain. Pour Polymarket, la question n’est plus de savoir si le wash trading existe mais comment la plateforme compte y remédier. L’introduction de frais de transaction, d’une vérification d’identité ou d’algorithmes de détection pourrait limiter le problème, mais au prix potentiel de la décentralisation et de l’accessibilité qui font l’ADN du projet.
Alors que Google vient d’annoncer l’intégration des données de Polymarket et Kalshi directement dans son moteur de recherche, exposant ces plateformes à des millions d’utilisateurs supplémentaires, la pression pour nettoyer ces pratiques ne fera que croître. La crédibilité à long terme des marchés de prédiction dépendra de leur capacité à distinguer signal authentique et bruit artificiel.







